Chapitre 9

 

Faon se pencha par-dessus l'épaule de Dag, en équilibre précaire, et regarda la rue principale bordée de vieux immeubles en bois et en pierres, et d'autres plus récents en briques. Des trottoirs en planches protégeaient les pieds des passants de la boue de la route. Un pâté de maisons plus loin, la boue cédait la place à des pavés, et plus loin encore, à des tomettes. Une ville si riche qu'ils pavaient les rues ! La route se courbait pour suivre le cours du fleuve, et elle ne put qu'apercevoir une place bondée en ce jour de marché. La plus grande partie de la fumée semblait provenir de l'aval du fleuve, à l'abri du vent. Dag fit tourner la jument dans une rue secondaire, désignant du menton un bâtiment moderne sur leur gauche, un bloc austère cependant adouci par du lierre grimpant.

— Voici notre hôtel. Les patrouilles y séjournent toujours gratuitement. C'était écrit dans le testament du père du patron. En remerciement pour la destruction du dernier gros être malfaisant dans la région, il y a environ soixante ans. Il devait être effrayant. Mais c'était une bonne idée, parce que la région est patrouillée plus souvent.

— Vous avez passé soixante ans sans en trouver d'autres ?

— Oh, il y en a eu quelques-uns entre-temps, je crois. Mais on les a détruits alors qu'ils étaient encore jeunes, si bien que les fermiers ne l'ont jamais su. Comme, euh... si on arrachait une herbe plutôt qu'un arbre. C'est mieux pour nous, et pour tout le monde, si ce n'est qu'il est plus difficile de convaincre les gens de nous payer. Un homme prévoyant, cet aubergiste.

Ils tournèrent à nouveau pour s'engager sous une large arche en briques qui menait dans la cour, entre l'hôtel et l'écurie. Un palefrenier en train de polir un harnais releva les yeux et s'approcha d'eux. Il ne se donna pas la peine de tendre la main pour attraper les brides de fortune de la jument.

— Désolé, monsieur, mademoiselle. (Il hocha poliment la tête, jaugeant du regard ce couple rudoyé qui montait de surcroît à cru, et qui ne sembla pas trouver grâce à ses yeux.) L'hôtel est complet. Il va falloir que vous trouviez un autre endroit. (Son sourire se fit légèrement moqueur, mais pas complètement dénué de sympathie.) De toute façon je doute que vous ayez eu les moyens de vous payer une chambre ici.

Seule la main de Faon sur le dos de Dag perçut un léger tremblement de - colère ? Non, d'amusement.

— J'en doute moi aussi. Heureusement, Mlle Prébleu ici présente a payé le prix de toutes les chambres.

Le visage du garçon perdit son expression railleuse alors qu'il essayait de comprendre ce qu'il venait d'entendre. Son embarras fut interrompu par l'arrivée d'un couple de Marcheurs du Lac sortant de l'hôtel en boitillant, et fixant Dag du regard.

Ces deux-là ressemblaient plus à de vrais patrouilleurs, avec leurs vestes de cuir propres et leurs longs cheveux attachés en tresses décorées. L'un des deux avait le visage presque aussi meurtri que celui de Faon, avec une bande de tissu enroulée maladroitement autour de sa tête et sous sa mâchoire qui cachait à peine une traînée de points sanglants. Il s'appuyait sur un bâton. La femme avait le bras gauche entouré de bandages et retenu par une écharpe. Tous deux étaient grands, avec des cheveux foncés, même si leurs yeux avaient une teinte marron clair presque normale.

— Dag Aile Rouge Hickory...? demanda prudemment la femme.

Dag passa sa jambe droite par-dessus l'encolure de la jument pour s'asseoir en biais un moment. Avec un léger sourire, il porta la main à sa tempe en signe d'acquiescement.

— Oui. Vous faites partie de la patrouille du Rondin Creux de Chato ?

Les deux patrouilleurs se redressèrent, malgré leur douleur évidente.

— Oui, monsieur! dit l'homme, tandis que la femme sifflait au garçon d'écurie: «Toi! Occupe-toi du cheval du patrouilleur!»

Le domestique sursauta comme si on l'avait piqué et saisit la bride, les yeux écarquillés. Dag se laissa glisser à terre et aida Faon qui balançait sa jambe par-dessus l'encolure.

— Ah ! Ne saute pas ! dit-il sévèrement.

Elle hocha la tête et se laissa tomber dans ses bras, goûtant un semblant d'étreinte alors qu'elle posait les pieds à terre. Elle réprima l'envie de poser la tête sur son torse et de rester comme ça pendant, oh, disons une semaine. Dag se tourna vers les patrouilleurs mais laissa son bras gauche derrière elle, poids solide et sécurisant.

— Où sont tous les autres ? demanda Dag.

L'homme sourit, puis grimaça, sa main touchant sa mâchoire.

— Partis à ta recherche, pour la plupart.

— Ah, c'est bien ce que je craignais.

— Oui, dit la femme. Ta patrouille n'arrêtait pas de dire que tu arriverais en te faufilant comme un chat, et puis ils sont partis quand même en prenant à peine le temps de dormir et de manger. On dirait que les partisans du chat avaient raison. Il y a un type à l'étage, Saun, qui se ronge d'inquiétude à ton sujet. Dès qu'on rentre, il nous harcèle pour avoir des nouvelles.

Dag retroussa les lèvres en poussant un soupir de soulagement.

— Vous êtes de service à l'infirmerie, c'est ça ?

— Ouaip, dit l'homme.

— Combien y a-t-il de blessés qui ne peuvent plus marcher?

— Seulement deux, votre Saun et notre Reela. Elle s'est cassé la jambe lorsqu'un homme de vase a fait peur à son cheval au bord d'un précipice.

— C'est grave ?

— Un peu, mais elle va la garder.

— C'est déjà ça, alors, dit Dag en hochant la tête.

L'homme cligna des yeux en prenant tardivement conscience du moignon de Dag, mais n'ajouta rien d'embarrassant.

— Je ne doute pas que vous soyez très fatigués, mais ce serait gentil de votre part d'aller rassurer Saun avant toute chose. Il s'est vraiment terriblement inquiété. Je pense qu'il se reposerait mieux s'il vous voyait de ses propres yeux.

— Bien sûr, dit Dag.

— Ah..., fit la femme en regardant Faon puis, d'un air interrogateur, Dag.

— Voici Mlle Faon Prébleu, dit Dag.

Faon plia les genoux.

— Enchantée.

— Et elle est... ? demanda l'homme d'un air dubitatif.

— Elle est avec moi.

Le ton ferme de Dag découragea toute autre question et les deux patrouilleurs, après un hochement de tête poli quoique curieux à destination de Faon, les précédèrent à l'intérieur.

Faon n'eut qu'un aperçu du hall d'entrée, orné d'un grand comptoir en bois et d'un passage voûté menant à de grandes pièces, avant de suivre les patrouilleurs dans un escalier à la rambarde polie par le temps, fraîche et lisse sous ses doigts hésitants. Au premier étage, ils tournèrent dans un couloir bordé de portes de chaque côté et terminé par une fenêtre en verre qui laissait entrer la lumière.

— Votre partenaire est plutôt lucide aujourd'hui, même s'il continue de prétendre que vous l'avez ramené d'entre les morts, dit l'homme par-dessus son épaule.

— Il n'était pas mort, répliqua Dag.

L'homme lança un regard à sa compagne.

— Je te l'avais dit.

— Son cœur ne battait plus et il avait arrêté de respirer, c'est tout.

Faon cligna des yeux, perplexe. Et, ce qui la réconforta, elle n'était pas la seule.

— Euh... (L'homme s'arrêta devant une porte arborant un numéro 6 en cuivre.) Je vous demande pardon, monsieur? On m'a toujours appris qu'il était trop dangereux d'accorder son essence avec celle d'un homme mortellement blessé, et impossible de bloquer la douleur assez rapidement.

— C'est vrai, dit Dag. J'ai juste omis les détails et je suis entré et sorti très vite.

— Oh, fit la femme avec une compréhension que Faon ne partageait pas.

— Ça ne vous a pas fait mal ? lâcha l'homme.

Dag lui lança un long regard. Faon était heureuse de ne pas en être la cible, car ce regard pouvait sans doute réduire des gens à l'état de larve. Dag prit encore un peu de temps pour laisser le patrouilleur rentrer sous terre - de façon tout à fait calculée, elle en était persuadée - puis désigna la porte de la tête. La femme se dépêcha de l'ouvrir.

Dag entra. Si les deux patrouilleurs s'étaient montrés respectueux avant ça, le coup d'œil qu'ils échangèrent derrière son dos était intimidé. La femme dévisagea Faon avec perplexité mais n'essaya pas de la retenir à l'extérieur de la pièce alors qu'elle se glissait derrière Dag.

La chambre avait des rideaux brodés tirés qui remuaient doucement dans l'air estival, et deux lits flanquaient la fenêtre, avec des matelas en plumes posés sur des paillasses. L'un était vide, mais un harnais et des sacoches étaient posés par terre à son pied. Il y en avait aussi au bas du second lit, mais sur celui-là un homme - inévitablement - jeune et de grande taille était étendu. Il avait les cheveux châtain clair, dénoués, qui s'étalaient sur son oreiller. Un drap froissé était tiré sur la poitrine, et son torse était entouré de bandages. Il fixait le plafond d'un air apathique, son front pâle plissé. Lorsqu'il tourna la tête en entendant les pas et qu'il reconnut son visiteur, la joie déferla instantanément sur son visage et en balaya la souffrance.

— Dag! Tu as réussi ! (Il rit, toussa, grimaça et grogna.) Ouh. Je savais que tu y arriverais !

La patrouilleuse haussa un sourcil devant cette affirmation, mais sourit avec indulgence.

Dag s'avança jusqu'au lit et sourit, adoptant un ton joyeux.

— Bon, je sais que tu as eu au moins six côtes cassées. Je te le demande, est-ce le moment de discuter?

— Juste un peu, dit-il d'une voix rauque. (Sa main trouva celle de Dag et la serra.) Merci.

Les sourcils de Dag se contractèrent, mais il ne discuta pas. Une gratitude si sincère brillait dans les yeux du jeune homme que Faon se prit immédiatement de sympathie pour lui. Enfin quelqu'un qui semblait considérer Dag à sa juste valeur. Saun tourna la tête pour la regarder avec des yeux troubles, et elle lui sourit de tout son cœur. Il battit brièvement des paupières et lui rendit son sourire, l'air perplexe.

Dag secoua un peu sa main et lui demanda plus doucement:

— Comment te sens-tu, Saun ?

— Je n'ai mal que quand je ris.

— Oh ? Il ne faut pas que la patrouille sache ça.

Et Faon remarqua dans les yeux de Dag qu'il était hilare.

Saun crachota et toussa.

— Oh ! Va au diable, Dag !

— Tu vois ce que je veux dire ? ajouta-t-il plus sévèrement. On me rapporte que tu n'as pas beaucoup dormi. J'ai dit, impossible - on parle bien de ce patrouilleur qu'on doit sortir de force de sa couverture le matin au camp? Les lits de plume sont trop moelleux pour toi maintenant? Faut-il que je t'amène quelques pierres pour que tu te sentes chez toi ?

Saun porta une main à sa poitrine bandée et se retint de rire.

— Non. Tout ce que je veux, c'est entendre ton histoire. Ils disent... (son visage devint grave à ce souvenir, et il s'humecta les lèvres) qu'ils ont trouvé ton cheval hier à des kilomètres du repaire, la moitié de ton harnachement et ton arc abandonnés en tas. Ton arc. On s'est dit que tu n'aurais jamais abandonné ça volontairement. Deux hommes de vase en décomposition et une pile de ce que Mari a identifié comme étant l'être malfaisant mort, et une trace de sang ne menant à rien. Qu'étions-nous censés penser?

— A vrai dire j'espérais que quelqu'un penserait que je m'étais réfugié dans la ferme la plus proche, répondit Dag d'un air contrit. Je commence à croire que je ne suis pas assez fantaisiste pour vous tous.

Saun plissa les yeux.

— Ce n'est pas tout, n'est-ce pas? ajouta-t-il.

— C'est vrai, mais je le réserve d'abord aux oreilles de Mari, déclara Dag en regardant Faon.

Saun s'affala, acceptant apparemment d'attendre.

— Tant que tu m'en dis plus après.

— Plus tard. (Dag hésita un instant, puis demanda d'un air circonspect:) Est-ce qu'ils ont aussi trouvé celui que j'avais laissé dans un arbre?

Trois visages se tournèrent vers lui.

— Il faut croire que non, murmura-t-il.

— Vous voyez ce que je vous avais dit ? Vous voyez ? dit Saun à ses compagnons d'un air vindicatif. (Puis il ajouta entre ses dents légèrement serrées :) Tu me raconteras bientôt, hein ?

— Dès que possible, l'assura Dag. Puis il s'adressa aux deux membres de l'autre patrouille: Mari a-t-elle dit quand elle reviendrait ?

Ils secouèrent la tête.

— Elle est partie à l'aube, répondit la femme.

— Tu as besoin de quelque chose d'autre, Saun ? demanda le patrouilleur.

— Vous venez de m'apporter ce dont j'avais le plus besoin, dit Saun. Reposez-vous, d'accord?

— C'est ce que je vais faire, acquiesça l'homme.

Avec un grognement de douleur à peine audible, il s'assit sur l'autre lit, de toute évidence le sien, posa ses bottes et y hissa sa jambe en s'aidant de ses mains.

— Ah...

Dag hocha la tête en guise d'au revoir.

— Dors bien, Saun. Essaie de te réveiller un peu plus intelligent, OK?

Un petit ricanement et un « pfff» étouffé les suivirent quand ils sortirent. Le visage de Dag, qui se détourna, se détendit comme celui d'un homme trouvant du répit à un moment inattendu.

— Bien, il va s'en sortir, murmura-t-il d'un air satisfait.

La femme referma doucement la porte derrière elle.

— Alors, c'était lui, Saun le mouton ? demanda Faon.

— Oui. Un véritable agneau, dit Dag. S'il vit assez longtemps pour échanger un peu de son enthousiasme contre de l'intelligence, il fera un bon patrouilleur. Il est déjà arrivé jusqu'à vingt ans. Ça doit être la chance. Comme toi, Petite Etincelle, ajouta-t-il en souriant.

Alors qu'ils s'engageaient dans le couloir, une frêle voix de femme s'éleva d'une chambre à la porte ouverte.

— C'est Reela, expliqua la patrouilleuse. Vous avez tout ce qu'il vous faut, monsieur?

— Si ce n'est pas le cas, je me débrouillerai, dit Dag en lui indiquant d'un geste qu'elle pouvait y aller. Je connais cet endroit depuis des années.

— Alors si vous voulez bien m'excuser, je vais aller voir ce qu'elle veut.

Elle hocha la tête et s'éloigna.

Alors qu'ils descendaient l'escalier, Faon entendit Dag marmonner dans sa barbe: «Arrêtez de me donner du monsieur, bande d'affreux blancs-becs!» Il s'arrêta en bas, la main posée sur la rampe, et jeta un regard en arrière, le regard distant.

— A quoi penses-tu? demanda doucement Faon.

— Je pensais... que lorsque nos blessés capables de marcher s'occupent des blessés plus graves, c'est un signe certain que nous sommes en manque d'effectifs. Il y a seize personnes dans la patrouille de Mari, quatre groupes de quatre. Nous devrions être vingt-cinq, cinq groupes de cinq. Je me demande combien de membres de celle de Chato sont ici. Enfin, bref, soupira-t-il. Allons nous trouver quelque chose à manger, Etincelle.

Dag la conduisit dans une petite chambre assez étonnante, où elle put changer ses pansements et se laver dans une bassine joliment décorée. Ensuite, il l'escorta dans l'une des grandes pièces du rez-de-chaussée, pleine de tables, de chaises et de bancs mais, à cette heure de la journée, complètement vide. Quelques minutes plus tard, une serveuse sortit de la cuisine avec un plateau sur lequel il y avait du jambon, du fromage, deux sortes de pains, de la tourte à la crème et à la rhubarbe et des fraises, avec un pichet de bière et un pot de lait frais qui, comme elle le précisa, provenait du troupeau de vaches appartenant à l'hôtel. Faon ajouta mentalement «serveuse» à sa liste d'emplois potentiels à Forgeverre, ainsi que « trayeuse », et commença à se restaurer sous les yeux attentifs de Dag. Elle remarqua avec plaisir qu'il était plus détendu que d'habitude, et qu'il mangeait de bon cœur.

Ils se chamaillaient en riant pour la dernière fraise, chacun essayant de la laisser à l'autre, lorsque Dag releva la tête et marqua un temps d'arrêt. Un instant après, Faon entendit par les fenêtres ouvertes le bruit de chevaux et l'écho de voix dans les écuries. Quelques minutes plus tard, la porte s'ouvrit bruyamment et des pieds bottés martelèrent le plancher. Mari, suivie de deux autres patrouilleurs, entra dans la salle à manger. Elle s'arrêta près de leur table, planta les poings sur ses hanches et lança un regard furieux à Dag.

—Toi ! dit-elle, et jamais Faon n'avait entendu une syllabe aussi lourde de sens.

Dag resta de marbre et lui tendit son verre de bière. Sans détourner de lui ses yeux exaspérés, elle le porta à ses lèvres et en descendit la moitié. Les deux autres patrouilleurs arboraient un large sourire.

— Tu essayais de me flanquer la peur de ma vie, mon garçon ? demanda-t-elle en reposant le verre assez brusquement pour le fissurer.

— Non, dit Dag d'une voix traînante en récupérant le verre pour le remplir à nouveau. J'imagine que c'était seulement un bonus. Assieds-toi et reprends ton souffle, tante Mari.

— Ne m'appelle pas tante Mari tant que je n'en ai pas fini avec toi, rétorqua-t-elle, mais bien plus doucement.

L'un des patrouilleurs qui se tenait derrière elle croisa le regard de Dag et tira une chaise pour elle. Elle s'assit malgré tout. Lorsqu'elle eut respiré profondément et étiré son dos, sa posture devint bien moins alarmante. A part l'épuisement sous-jacent qui remontait à la surface. Dag fronça les sourcils en s'en apercevant.

Il se pencha par-dessus la table et lui prit la main.

— Désolé de vous avoir fait peur pour rien. Saun m'a dit que vous aviez retrouvé mes affaires hier. Mais note bien que j'ai eu fort à faire.

— Oui, c'est ce qu'on m'a dit.

— Oh, vous avez trouvé la ferme des Montegué, finalement ?

— Il y a environ deux heures. En fait, on nous a raconté une histoire assez embrouillée.

Elle regarda Faon d'un air inquisiteur, puis Dag en fronçant les sourcils.

— Mari, je te présente Mlle Faon Prébleu. Etincelle, voici mon chef de patrouille, Mari Aile Rouge Hickory. Mari est son prénom, Aile Rouge est le nom de notre tente, et Hickory vient du camp du lac Hickory, la base de notre patrouille.

Faon hocha poliment la tête. Mari lui répondit par un signe extrêmement fugace.

Avec force gestes, Dag continua :

— Utau et Razi, également du camp du lac Hickory.

Les deux patrouilleurs la saluèrent avec une gentillesse qui rappelait celle de Dag. Utau était plus vieux, plus petit, solidement charpenté et portait ses cheveux, qui se faisaient rares, attachés en nœud comme ceux de Mari. Razi était plus jeune, plus grand, plus gauche. Ses cheveux tombaient dans son dos en une seule tresse qui lui arrivait presque jusqu'à la taille, et où s'entremêlaient des fils rouge sombre et verts.

— Félicitations pour l'être malfaisant, Dag, dit le plus âgé, Utau. Les jeunes étaient furieux d'avoir manqué leur première prise, cela dit. J'ai suggéré que tu les amènes tous au repaire pour les consoler et leur expliquer comment ça s'est passé.

Dag secoua la tête, partagé entre un petit rire et une grimace.

— Je ne suis pas sûr que ça leur serait utile, franchement.

— Alors, c'était vraiment le foutoir ? demanda Mari d'un ton amer.

Le reste d'amusement disparut des yeux de Dag.

— Plutôt, oui. En bref, Mlle Prébleu, ici présente, a été enlevée sur la route par deux types que je pistais depuis le camp des bandits. Lorsque je les ai rattrapés au repaire, j'ai été submergé par plusieurs hommes de vase qui ont bien failli me réduire en morceaux. Mais j'ai remarqué que l'être malfaisant, les hommes de vase, tout le monde faisait l'erreur intéressante d'ignorer Mlle Prébleu dans la bataille. Alors je lui ai lancé mes couteaux du partage, et elle en a planté un dans l'être malfaisant. Elle l'a abattu. Elle m'a sauvé la vie. Elle a sauvé le monde aussi, c'est le bonus habituel.

— Elle était assez proche de l'être malfaisant? demanda Razi d'une voix à la fois incrédule et ébahie. Comment ?

Pour toute réponse, Dag se pencha vers Faon et, après l'avoir interrogée du regard pour lui demander la permission, ouvrit doucement le col de sa robe. Son doigt caressa des points engourdis de son cou qui, réalisa Faon avec le recul, devaient être les bleus laissés par les grandes mains de l'être malfaisant, et elle frissonna involontairement malgré la chaleur estivale de la pièce.

— Encore plus près que ça, Razi.

Les deux patrouilleurs ouvrirent la bouche. Mari se laissa aller contre le dossier de sa chaise, portant la main à la bouche. Faon ne s'était pas regardée dans un miroir depuis des jours. De quoi avaient l'air ces marques?

— L'être malfaisant l'a sous-estimée. J'espère que vous n'en ferez pas autant. Mais si tu veux répéter ces félicitations à la bonne personne, Utau, ne te gêne pas.

Sous le regard glacial de Dag, Utau détendit ses traits et porta lentement sa main à sa tempe. Après avoir cherché un moment sa voix, il réussit à prononcer un « Mademoiselle Prébleu ».

— Oui, continua Razi après un instant de stupeur.

— Extrêmement démonstratifs, les patrouilleurs, tu sais, murmura Dag à l'oreille de Faon, son amusement revenant.

— Je vois ça, répondit-elle, ce qui le fit sourire.

Mari se frotta le front.

— Et en détail, Dag? Je ne suis pas sûre d'avoir envie d'entendre toute l'histoire...

Le regard noir qu'il lui lança mobilisa toute son attention.

— Oui, dit-il. Je te la raconterai dès que possible. Mais en privé. Ensuite Mlle Prébleu devra se reposer. (Il se tourna vers Faon.) Ou préfères-tu te reposer d'abord?

Faon secoua la tête.

— Parle d'abord, je t'en prie.

Mari prit ses genoux entre ses mains et roula des épaules.

— Ah. D'accord. (Elle regarda autour d'elle, les yeux plissés.) Dans ma chambre ?

— Ça devrait aller.

Elle se leva.

— Utau, tu n'as pas dormi de la nuit. Tu es relevé de tes fonctions. Razi, avale quelque chose puis va au Point du Tailleur pour leur dire qu'on a retrouvé Dag. Ou qu'il s'est montré, du moins.

Les patrouilleurs hochèrent la tête et s'en allèrent.

— Apporte ton sac de couchage, murmura Dag à Faon.

   

* * *

   

Il s'avéra que la chambre de Mari se trouvait au troisième étage. Dès le deuxième, Faon se mit à trembler et fut prise de vertiges, et elle était reconnaissante à Dag de la soutenir d'une main. Mari les conduisit dans une chambre plus étroite que celle de Saun, avec un seul lit mais la même pile désordonnée de harnachement et de sacoches au pied de celui-ci. Dag fit signe à Faon de dérouler son sac de couchage sur le matelas. Faon défit les liens et s'exécuta. Son contenu cliqueta.

Mari leva les sourcils. Elle ramassa la prothèse cassée de Dag, la tenant comme la carcasse d'un animal mort.

— Elle a souffert. Maintenant je comprends pourquoi tu n'as pas pris la peine d'emporter ton arc. Tu as toujours ton bras ?

— Il s'en est fallu de peu, répondit Dag. J'ai besoin qu'on recouse ce truc avec un fil plus solide, cette fois.

— J'y penserais à deux fois si j'étais toi. Que préfères-tu voir se détacher en premier, ça ou toi ?

Dag resta silencieux un instant, puis réagit:

— Ah. Tu as sans doute raison. Je le ferai réparer à l'identique.

— C'est mieux.

Mari posa les harnais par terre et palpa le sac de fortune en lin. Son expression se fit triste, presque lointaine.

— Le couteau du cœur de Kauneo, n'est-ce pas ?

Dag acquiesça succinctement.

— Je sais combien de temps tu l'as gardé de côté. Il méritait ce destin.

Dag secoua la tête.

— Ce sont tous les mêmes, vraiment, c'est ce que j'en suis venu à penser.

Il prit une profonde inspiration et s'avança vers le lit, faisant signe à Faon de s'y asseoir.

Elle obéit, se mit en tailleur, lissant sa jupe sur ses genoux, et observa les deux patrouilleurs. Mari avait des yeux dorés qui ressemblaient beaucoup à ceux de Dag, bien que tirant sur le bronze, et elle se demanda si elle était vraiment sa tante et si ce terme n'était pas, comme elle l'avait d'abord pensé, une plaisanterie ou une marque d'affection respectueuse.

Mari reposa le sac.

— Veux-tu le renvoyer pour qu'il soit enterré avec les restes des os de son oncle ? Ou bien le brûler ici ?

— Je ne sais pas encore. Il restera avec moi. Comme c'est le cas depuis longtemps. (Dag inspira profondément une nouvelle fois, fixant des yeux l'autre couteau.) Maintenant venons-en aux détails de l'histoire.

Mari s'assit au pied du lit et croisa les bras, écoutant attentivement alors que Dag commençait son récit, débutant cette fois à la nuit de l'attaque du camp des bandits. La description de ses actions était succincte mais très exacte, remarqua Faon, comme si certains éléments comptaient plus que d'autres, même si elle ne parvenait pas à déterminer quels étaient les critères de ses choix. Jusqu'à ce qu'il arrive à ce passage :

— Je pense que l'homme de vase a enlevé Mlle Prébleu parce qu'elle était enceinte de deux mois. Et qu'il est revenu la chercher dans la ferme pour la même raison.

Involontairement, les lèvres de Mari formèrent le mot « était.» puis se refermèrent.

— Continue.

La voix de Dag se fit plus sèche lorsqu'il décrivit son attaque risquée dans la grotte de l'être malfaisant.

— Je suis arrivé trop tard. Quand je suis parvenu à l'entrée et que je suis tombé sur les hommes de vase, l'être malfaisant était déjà en train de prendre son enfant.

Mari se pencha en avant, les sourcils froncés.

— Séparément?

— Apparemment.

— Hum. (Mari retomba en arrière, secoua la tête et observa Faon.) Je m'excuse. Je suis vraiment désolée de votre perte. Mais tout cela est nouveau pour moi. Nous savons que les êtres malfaisants s'emparent des femmes enceintes, mais alors ils absorbent tout ce qu'ils peuvent. On ne retrouve que rarement le corps des femmes. Je ne savais pas qu'ils ne s'appropriaient pas toujours les deux essences en même temps.

— Je ne pense pas, dit Faon distinctement, qu'il m'aurait laissée en vie pendant bien longtemps. Il s'apprêtait à me briser la nuque lorsque j'ai finalement planté le bon couteau.

Mari cligna des yeux, posa le regard le couteau en os à la poignée bleue posé sur le sac de couchage, puis le releva sur Dag.

— Quoi?

Il expliqua avec précision la confusion de Faon avec les couteaux. C'était très gentil de sa part, pensa Faon, de lui ôter toute culpabilité dans cette affaire.

— Le couteau n'avait pas été préparé. Tu sais à quoi je le réservais.

Mari hocha la tête.

— Mais maintenant il l'est. Avec la mort de la fille d'Etincelle - de Mlle Prébleu -, je crois. Ce que j'ignore, c'est si c'est tout ce qu'il a tiré de l'être malfaisant. Ou s'il marchera comme couteau du partage. Ou... en fait, je ne sais pas grand-chose, j'en ai bien peur. Mais avec la permission de Mlle Prébleu, j'ai pensé que tu pourrais l'examiner toi aussi.

— Dag, je ne suis pas un créateur, pas plus que toi.

— Non, mais tu es plus... tu es moins... j'aimerais une seconde opinion.

Mari regarda Faon.

— Mademoiselle Prébleu, vous me permettez?

— Je vous en prie. Je veux comprendre et... c'est loin d'être le cas.

Mari se pencha en avant et prit le couteau en os. Elle le tint délicatement, passa sa main sur toute sa longueur pâle et lisse et finalement, tout comme l'avait fait Dag, le porta à ses lèvres, les yeux fermés. Lorsqu'elle le reposa, ses lèvres restèrent serrées pendant un instant.

— Eh bien... (elle inspira profondément) il est préparé, ça ne fait pas de doute.

— Ça, je le savais, dit Dag.

— Il est... hum. Etrangement pur. Ce n'est pas que les âmes vont dans les couteaux - tu lui as expliqué, hein ? demanda-t-elle à Dag.

— Oui. Elle est au courant.

— Mais les couteaux du cœur produisent une sensation différente selon les personnes. Un écho du donneur s'y attarde, même s'ils paraissent tous fonctionner de la même manière. Peut-être parce que toutes les vies sont différentes, mais que toutes les morts sont les mêmes, je ne sais pas. Je suis une patrouilleuse, pas un maître de la tradition. Je pense (elle se tapota les lèvres avec l'index) que tu ferais mieux de l'apporter à un fabricant. Le plus expérimenté que tu puisses trouver.

— Mlle Prébleu et moi, dit Dag. Le couteau lui appartient, désormais.

— Ce n'est pas un problème dont devrait se mêler une fermière.

Dag se renfrogna.

— Que veux-tu que je fasse ? Que je le lui prenne ? Toi ?

— Vous pourriez m'expliquer, s'il vous plaît? demanda sèchement Faon. Tout le monde parle comme si je n'étais pas là, encore une fois. La plupart du temps ça ne me dérange pas, j'ai l'habitude. Mais pas pour ça.

— Montre-lui tes couteaux, Mari, dit Dag avec une pointe de défi dans la voix, pourtant douce.

Elle le regarda, puis déboutonna lentement sa chemise jusqu'au milieu et sortit une pochette comme celle de Dag, mais en cuir plus doux. Elle passa le lien par-dessus sa tête, poussa le sac de couchage et posa les deux couteaux l'un à côté de l'autre sur la couverture. Ils étaient presque identiques, à part les teintures de couleurs différentes qui décoraient le manche légèrement sculpté, rouge et brun cette fois.

— C'est une vraie paire. Les deux os viennent du même donneur, dit-elle en caressant le rouge. Ceux de mon plus jeune fils. C'était sa troisième année de patrouille, sur la route de Sparford, et je commençais tout juste à penser qu'il avait dépassé la partie la plus risquée de l'apprentissage... enfin. (Elle toucha le marron.) Celui-ci est préparé. Palai, la tante de son père, lui a donné sa mort. Une vieille femme rude, très rude - dieux absents, nous l'aimions. De loin, de préférence, mais il y a quelqu'un comme ça dans toutes les familles, je crois. (Sa main revint au couteau rouge.) Celui-ci n'est pas préparé, il m'est réservé, je le garde avec moi au cas où.

— Alors que se passerait-il, demanda sèchement Dag, si quelqu'un essayait de te les prendre ?

Le sourire de Mari se fit sinistre.

— Ma colère serait plus grande que la plus grande colère de grand-tante Palai. (Elle se redressa et fit disparaître les couteaux, puis hocha la tête en direction de Faon.) Mais je pense que c'est différent pour elle.

— Tout ça est très étrange pour moi, dit Faon en fronçant les sourcils, le regard posé sur le couteau à la poignée bleue. Je n'ai pas de souvenirs heureux pour contrebalancer ma tristesse. Mais ce sont quand même mes souvenirs. Je préférerais qu'ils ne soient pas... perdus.

Mari leva les deux mains en signe de neutralité frustrée.

— Alors pourrais-je prendre congé de la patrouille le temps de régler cette affaire? demanda Dag.

Mari grimaça.

— Tu sais que nous ne sommes pas nombreux, mais dès que cette histoire de Forgeverre sera réglée, je ne pourrai guère te le refuser. As-tu déjà pris congé? Une seule fois ? Tu ne tombes jamais malade!

Dag réfléchit un instant.

— Pour la mort de mon père, dit-il finalement. Il y a onze ans.

— En attendant la mienne. Hé! Demande-moi à nouveau lorsque nous serons prêts à partir. Si nous n'avons pas d'autres problèmes sur le dos à ce moment-là.

Il hocha la tête.

— Mlle Prébleu n'est pas en état de faire un long voyage, de toute façon. On voit à ses paupières et à ses ongles qu'elle a perdu trop de sang, sans parler de la façon dont ses genoux cèdent sous son poids. Pas de fièvre, cela dit. S'il te plaît, Mari, j'ai fait tout ce que j'ai pu, mais pourrais-tu l'examiner?

Il toucha son propre ventre pour bien se faire comprendre.

— Oui, oui, Dag, soupira Mari.

Il attendit un instant. Elle grimaça et se redressa, indiquant de la main des sacoches posées dans un coin.

— Voici ton harnachement, au fait. Heureusement que ton imbécile de cheval n'est pas allé l'éparpiller dans les bois. Va-t'en, maintenant.

— Mais vas-tu... je ne peux pas... je veux dire, ce n'est pas comme si tu devais la déshabiller.

— Ce sont des affaires de femmes, dit-elle fermement.

Il se dirigea vers la porte à contrecœur, mais il récupéra quand même sa prothèse et ses affaires retrouvées.

— Je vais m'occuper de te trouver une chambre, Étincelle.

Faon lui sourit avec reconnaissance.

— Bien, dit Mari. Allez ouste!

Il se mordit la lèvre et hocha la tête en signe d'au revoir. Le bruit de ses bottes s'éloigna dans le couloir.

Faon essaya de maîtriser la nervosité qu'elle ressentait à être seule avec Mari. Vieille femme effrayante ou pas, la chef de patrouille semblait partager certaines des qualités de Dag, dont la franchise. Mari la fit asseoir calmement sur le lit pendant qu'elle passait ses mains sur elle. Puis elle s'assit derrière elle et la serra dans ses bras pendant plusieurs minutes, en silence, les mains croisées sur le bas-ventre de Faon. Si elle faisait quelque chose avec son InnéSens, Faon ne pouvait pas le sentir, et elle se demanda si c'était ce que ressentaient les sourds. Lorsque Mari relâcha Faon, son visage était fermé, mais sans méchanceté.

— Tu vas t'en sortir, dit-elle. Il est clair que tu as été déchirée de façon non naturelle, ce qui explique la soudaineté de l'hémorragie, mais tu guéris aussi rapidement qu'on peut l'attendre de quelqu'un d'aussi touché que toi, et ton utérus n'est pas chaud. Dans ces cas-là, on meurt plutôt de la fièvre que de l'effusion de sang, même si c'est moins spectaculaire. Tu auras une cicatrice à l'intérieur, qui disparaîtra lentement, comme celles de ton cou. Cela ne t'empêchera pas d'avoir d'autres enfants, alors il faudra être plus prudente à l'avenir, mademoiselle Prébleu.

— Oh. (Faon, repensant au passé à travers un voile de regrets, n'avait même pas envisagé la possibilité de mettre au monde d'autres enfants.) Est-ce que ça arrive à certaines femmes, après une fausse couche ?

— Parfois. Ou après une naissance qui s'est mal passée. C'est très délicat à l'intérieur. Quand je pense à tout ce que j'ai vu mal tourner, ça m'etonne toujours que ça puisse fonctionner.

Faon hocha la tête, puis mit de côté le couteau au manche bleu, toujours posé sur son sac de couchage au milieu de ses vêtements de rechange.

— Alors, dit Mari d'un ton volontairement neutre, qui est l'autre propriétaire de la préparation de ce couteau? Un rustre de fermier?

Faon serra les mâchoires.

— Juste moi. Le rustre a indiqué très clairement qu'il me cédait sa part. C'est pour ça que j'étais sur la route, à l'origine.

— Les fermiers. Je ne les comprendrai jamais.

— Il n'y a pas de rustres parmi les Marcheurs du Lac?

— Eh bien...

Cette longue hésitation embarrassée en disait long.

Faon relut les lettres brunes estompées sur la lame en os.

— Dag voulait le planter dans son propre cœur un jour ou l'autre, n'est-ce pas ?

C'est ce qu'avait voulu cette Kauneo.

— Oui.

Désormais c'était impossible. C'était déjà ça.

— Vous en avez un, vous aussi.

— Il faut bien que quelqu'un les prépare. Pas tout le monde, mais il en faut quand même un nombre suffisant. Les patrouilleurs comprennent mieux ce besoin.

— Kauneo était une patrouilleuse?

— Dag ne te l'a pas dit ?

— Il a dit que c'était une femme qui est morte il y a vingt ans quelque part au nord.

— Il a été peu bavard, même pour lui, soupira Mari. Ce n'est pas à moi de te raconter ça, mais si tu dois avoir la garde de ce couteau, fermière, il faut que tu comprennes ce que c'est et d'où il vient.

— Oui, dit fermement Faon, s'il vous plaît. J'en ai assez de faire des erreurs stupides.

Mari leva un sourcil - pour le moment - approbateur.

— Très bien. Je vais te raconter ce que Dag appellerait l'histoire en bref. (La longue inspiration qu'elle prit indiquait qu'elle n'allait pas être aussi brève que ça, et Faon s'assit en tailleur, attentive.) Kauneo était la femme de Dag.

Une onde de choc traversa Faon. Un choc, mais pas de la surprise, réalisa-t-elle.

— Je vois.

— Elle est morte à la Corniche du Loup.

— Il n'a mentionné aucune Corniche du Loup. Il a juste dit que c'était lors d'une terrible guerre contre les êtres malfaisants.

Quoiqu'il ne dût pas y avoir de guerre contre eux qui ne fût terrible, soupçonnait-elle.

— Ma petite, Dag ne parle de la Corniche du Loup à personne. L'une de ses nombreuses petites singularités auxquelles tu vas devoir t'habituer. Tu dois comprendre que Luthlia est la plus grande et la plus sauvage des sept régions, avec la plus petite population de Marcheurs du Lac pour la parcourir. La tâche est rude. Il y a des marécages glaciaux, des bois sans chemin et des hivers mortels. Les autres régions envoient plus de jeunes patrouilleurs à Luthlia qu'à aucune autre, mais ça ne suffit toujours pas.

    Kauneo venait d'une tente réputée pour sa férocité dans cette région. Elle était très belle, j'imagine - courtisée par tout le monde. Et puis ce jeune chef de patrouille, calme et modeste, est venu de l'est pour faire le tour du lac lors de son deuxième voyage de formation. Il a pris son cœur devant tous les autres. (Une pointe de fierté transparaissait dans sa voix, et Faon réalisa: « Oui, c'est vraiment sa tante. ») Il s'est arrangé pour rester. Ils étaient liés - mariés, comme disent les fermiers - et il a été promu au poste de capitaine de compagnie.

— Dag n'a pas toujours été patrouilleur? demanda Faon.

Mari renifla.

— Ce garçon serait lieutenant de région aujourd'hui, s'il n'avait pas... enfin, bref. La plupart de nos surveillances ressemblent plus à des chasses où souvent on n'attrape rien. En fait, on peut patrouiller toute une vie et ne jamais assister à la destruction d'une créature maléfique pour une raison ou une autre. Dag trouve toujours le moyen d'améliorer ces statistiques. Mais lorsque l'une d'elle s'enracine, alors c'est vraiment la guerre... et nous devons régler ça.

Elle se leva, marchant avec raideur jusqu'à sa table de toilette, se servit un verre d'eau qu'elle but en entier. Elle continua en faisant les cent pas.

— Un gros être malfaisant s'est glissé à travers les mailles de notre filet. Il n'y avait pas beaucoup de monde à transformer en esclaves là-bas, pas de bandits comme pour celui que tu as tué. Il n'y a pas de fermiers à Luthlia, ni nulle part au nord du lac Mort, à part quelques trappeurs ici et là, ou des commerçants que l'on escorte. Mais l'être malfaisant a trouvé des loups. Il a fait quelque chose aux loups. Des hommes-loups, des loups-hommes, des loups terrifiants aussi gros que des poneys, avec l'intelligence d'un homme. Lorsqu'on a découvert ça, c'était déjà devenu une armée. Les patrouilleurs de Luthlia ont appelé à l'aide les régions voisines, mais en attendant ils se sont débrouillés seuls.

 La compagnie de Dag, cinquante personnes dont Kauneo et deux de ses frères, a été envoyée pour tenir une corniche et couvrir le flanc d'un autre groupe qui essayait d'attaquer le repaire par la vallée. Les éclaireurs leur avaient laissé attendre une attaque d'environ cinquante loups. En fait, ils étaient près de cinq cents.

Faon en eut le souffle coupé.

— En seulement une heure, Dag a perdu sa main, sa femme, sa compagnie hormis trois patrouilleurs, et la corniche. Mais il n'a pas perdu la guerre, parce que pendant cette heure qu'ils avaient gagnée, l'autre groupe a réussi à pénétrer dans le repaire. Lorsqu'il s'est réveillé dans la tente de l'infirmerie, toute sa vie avait été réduite en cendres comme un bûcher. Il ne l'a pas bien pris.

 Au bout d'un moment, il a exaspéré les gens vivant dans la tente de sa femme morte, alors ils l'ont renvoyé chez lui. Là non plus, ça ne s'est pas bien passé. Puis Corbeau Loyal, que ses os soient bénis - le capitaine de notre camp, même s'il n'était que capitaine de compagnie à l'époque - a eu une lueur d'intelligence, ou de colère, ou de désespoir, et l'a traîné à Tripoint. Il est allé voir un artisan astucieux qu'il connaissait pour fabriquer une prothèse et ils ont persévéré jusqu'à ce qu'ils trouvent des appareils qui fonctionnent. Dag s'est entraîné à manier son nouvel arc jusqu'à ce que ses doigts saignent, s'est repris pour répondre aux attentes de Corbeau Loyal, et autant dire que celui-ci ne lui a pas fait de cadeaux. Ensuite il l'a laissé revenir dans la patrouille. Qu'il n'a pas quittée depuis.

 Dix ou douze couteaux du partage sont passés entre les mains de Dag depuis - les gens les lui confient parce qu'ils savent qu'il y a de grandes chances qu'ils soient utilisés -, mais il a toujours gardé cette paire de côté. Le seul souvenir de Kauneo, à ma connaissance, dont il ne se soit pas débarrassé comme s'il le brûlait. Voici donc le couteau dont tu as désormais la garde, petite.

Faon le saisit et le passa entre ses doigts.

— On imaginerait qu'il serait plus lourd que ça.

Est-ce que je voulais vraiment savoir tout ça ?

— Oui, soupira Mari.

Faon regarda la tête grise de Mari avec curiosité.

— Serez-vous un jour capitaine de compagnie? Vous devez patrouiller depuis longtemps.

— J'ai passé beaucoup moins de temps sur le terrain que Dag, en fait, même si j'ai vingt ans de plus que lui. J'ai emprunté le chemin des femmes. J'ai passé quatre ou cinq ans à m'entraîner, jeune fille - nous devons former les jeunes Pilles, malgré ce que pensent les types comme Dag, car si un jour nos camps sont attaqués, ce sera à nous et aux hommes âgés de les défendre. J'ai été liée par le cordon, liée par le sang - c'est-à-dire que j'ai eu mes enfants - et ensuite j'ai recommencé à patrouiller. Je compte bien continuer de marcher jusqu'à ce que ma chance ou mes jambes m'abandonnent, encore cinq ou dix ans, mais ça ne m'intéresse pas de m'occuper de quelque chose de plus lourd à gérer qu'une patrouille, merci bien. Puis je retournerai au camp pour jouer avec mes petits-enfants et leurs enfants jusqu'à ce que le temps du partage soit venu. Ça m'ira très bien, comme vie.

Faon fronça le front.

— N'en avez-vous jamais imaginé d'autre?

Ou été précipitée dans une autre vie, comme elle ?

Mari releva la tête.

— Non, pas vraiment. Mais je ferais revenir mon fils avant toute chose, si je pouvais faire un vœu.

— Combien d'enfants avez-vous eu ?

— Cinq, répondit-elle avec une fierté maternelle évidente qui ressemblait furieusement à celle des fermières aux yeux de Faon, bien qu'elle se doutât que Mari le nierait farouchement.

Un coup sur la porte fut suivi de la voix plaintive de Dag :

— Mari, est-ce que je peux entrer maintenant, s'il te plaît?

Mari leva les yeux au ciel.

— D'accord.

Dag se faufila à l'intérieur.

— Comment va-t-elle ? Est-ce qu'elle guérit ? As-tu pu connecter vos essences ? Ou la renforcer un peu, au moins ?

— Elle guérit aussi bien que possible. Je n'ai rien fait avec mon essence, parce que le temps et du repos seront tout aussi efficaces.

Dag écouta, apparemment un peu déçu, mais résigné.

— Je t'ai trouvé une chambre, Étincelle, un étage plus bas. Fatiguée ?

Épuisée, réalisa-t-elle. Elle acquiesça.

— Bon, je vais t'y accompagner et tu pourras envisager de te reposer pour de bon, à défaut d'autre chose.

Mari se frotta les lèvres et étudia son neveu, les yeux plissés. L'InnéSens. Faon se demanda ce que la chef de patrouille avait bien pu voir concernant le sien et qu'elle gardait pour elle. Est-ce que les bouches cousues étaient une hérédité de la famille Aile Rouge, tout comme les yeux dorés ? Faon roula son sac de couchage et suivit Dag à l'extérieur.

— Ne te laisse pas impressionner par Mari, dit-il en laissant son bras gauche tomber derrière son dos alors qu'ils descendaient les marches.

Faon ne sut pas si c'était un geste protecteur ou une façon de le dissimuler.

Ils s'engagèrent dans le couloir.

— Elle ne m'a pas fait peur. Elle me plaît. (Elle inspira profondément. Certains secrets prenaient trop de place pour qu'on les contourne sur la pointe des pieds.) Elle m'en a dit un peu plus sur ta femme, et sur la Corniche du Loup. Elle pensait que je devais savoir.

Il garda le silence sur trois longues foulées.

— Elle a eu raison.

Et, de toute évidence, ce serait tout ce qu'elle obtiendrait de lui pour l'instant.

La chambre de Faon était aussi étroite que celle de Mari, mais elle donnait sur la rue principale, pas sur l'écurie. Une table de toilette avec une aiguière déjà remplie, des rideaux et une couverture assortis, des tapis sur le sol en faisaient un endroit agréable et accueillant aux yeux de Faon. Une porte sur le côté menait apparemment dans une autre chambre. Dag souleva la barre et la mit sur ses supports.

— Où est ta chambre ? demanda Faon.

Dag désigna la porte fermée.

— Juste derrière.

— Oh, bien. Tu vas t'allonger un peu aussi ? Ne me dis pas que tu n'as pas mérité du repos. J'ai vu tes bleus.

Il secoua la tête.

— Je vais sortir chercher un artisan pour réparer ma prothèse. Je reviendrai te chercher pour le dîner si tu veux.

— Je veux bien.

Il fit un petit sourire et s'apprêta à sortir.

— On dirait que tout ce que je fais dans cet endroit, c'est de dire aux autres de dormir.

— Oui, mais en l'occurrence c'est bien ce que je compte faire.

Il sourit - ce sourire devrait être interdit - et referma doucement la porte.

Sur le mur, à côté de la table de toilette, se trouvait un miroir de rasage en joli verre plat de Forgeverre. Faon se dirigea vers lui, retournant le col de sa robe bleue.

L'ecchymose couvrant presque toute la partie gauche de son visage était violacée et virait au verdâtre sur les bords, avec quatre croûtes noires montant sur ses pommettes, laissées par les griffes de l'homme de vase, toujours sensibles mais non infectées. La marque de la main de l'être malfaisant sur son cou, quatre taches d'un côté et quatre de l'autre, formait un contraste saisissant avec sa peau claire. Ces marques avaient une étrange teinte noire, une horrible texture enflée et ne ressemblaient à aucune des contusions qu'elle avait jamais vues. Enfin, s'il y avait un moyen de les guérir, Dag le connaîtrait. Ou bien l'aurait expérimenté lui-même, s'il avait approché autant d'êtres malfaisants que le suggérait l'inventaire des couteaux qu'avait fait Mari.

Faon alla à la fenêtre et aperçut la longue silhouette de Dag dans la rue, sa prothèse sur l'épaule, se dirigeant vers la place. Elle regarda Forgeverre lorsqu'il eut disparu sur le trottoir en planches, mais pas longtemps. Prise de bâillements irrépressibles, elle ôta sa robe et ses chaussures et se mit au lit.